Celle qu'il a réussi à écrire au sein de la restauration collective de Lons-Le-Saunier où ce chef travaille. Une histoire faite de repas exigeants et d'un pain fabriqué à partir de productions locales, en s'appuyant sur les savoir-faire et les énergies de son terroir. « J'ai voulu mettre dans mes restaurants du bon pain qui avait un bel arôme de blé », assure-t-il. Décrivant ce cheminement, il a, de fait, dévoilé un peu de chacune des « histoires de céréales » que les participants à ce Voyage dans l'imaginaire étaient venus conter. Elles disent, au fond, toutes la même chose : de la fourche à la fourchette, les vies des femmes et des hommes contribuant à cette chaîne de production sont fortement marquées par des céréales qu'ils côtoient au quotidien et avec lesquelles ils ont, pour la plupart, appris à vivre dès la plus tendre enfance.
C'est le cas, par exemple, de Stéphane Bourgeois. Installé à Doucier (Jura), cet artisan boulanger-pâtissier est intarissable dès qu'il s'agit d'évoquer son fournil. « Cela donne des sensations quand on y rentre », assure-t-il. Il parle avec passion de cette « pâte à pain soyeuse, presque sensuelle, qu'on a envie de caresser », qu'il convient de « manipuler avec douceur ». Et quel plaisir, à ses yeux, lorsque le pain sort du four...
L'implication est bien évidemment la même, et la passion tout aussi forte, si l'on se tourne vers les agriculteurs. Elle se mêle même d'émotion pour Michel Raison, sénateur de Haute-Saône. Cet exploitant évoque ainsi ces « frissons » qui ont pu le parcourir lorsque débutait une moisson mais aussi ce plaisir qu'il a trouvé à aller au champ surveiller les cultures. Et la fierté qui l'a envahi lorsqu'il a appris que son fils allait reprendre la ferme familiale. Même chose pour Yves Camuset, dont la vie est rythmée par le cycle végétatif des céréales. Le délégué Passion Céréales en Franche-Comté, l'assure : « L'histoire de ma famille, c'est celle de la passion de la terre. » Une histoire qui emplit son quotidien au fil des saisons, parsemées de « sensations liées à la culture ». « La terre avant les semis, on la cajole, on la câline », assure-t-il. Elle laissera apparaître par la suite les premiers épis. « Un moment émouvant » qu'il aime vivre avec ses enfants. Le cycle se poursuivra, jusqu'à la moisson, qu'il vit comme une véritable « chevauchée fantastique ».
Les « Sherlock Holmes des paysages »
Les amoureux des céréales ont en commun un autre plaisir : celui de la transmission. C'est le cas de Stéphane Bourgeois. Pour faire partager ces émotions qui parcourent son quotidien, le boulanger-pâtissier a acheté un camion et l'a équipé d'un four à bois. Il fait donc désormais le tour des marchés et raconte à ses clients les délices de son métier. Pascal Bérion a lui aussi la passion contagieuse. Cet enseignant-chercheur en aménagement du territoire se définit comme un « être hybride qui a un pied dans l'agriculture, un autre dans la formation ». Lui qui apprécie l'ambiance de la ferme et les travaux agricoles « aime emmener [ses] étudiants sur le terrain et jouer aux Sherlock Holmes des paysages ». Quelle type de culture est en place ? Que représentent ces traces brunes parallèles que l'on distingue sur ce champ ? L'enquête est, à chaque sortie, minutieusement menée.
Elisabeth Pierre est une autre passeuse d'histoires. Avec l'espoir de « donner envie de voyager avec la bière », elle raconte sa passion pour cette boisson « fille de l'orge et du soleil » qui est rentrée dans sa vie. Aujourd'hui zythologue (spécialiste de la bière), elle multiplie rencontres, formations mais aussi ouvrages pour faire connaître au plus grand nombre ce précieux breuvage. Un breuvage dont elle explique les nuances comme d'autres vous parleraient d'un vin. « A l’œil, c'est une palette de peintre à l'infinie variété, du blond très pâle au noir profond ». Il y a aussi le nez, « fondamental » et les arômes de fruits, fleurs, les tonalités caramel, chocolat ou café... Et puis, lors de la dégustation, les textures, les saveurs et les sensations, qui constituent autant d'étapes dans la découverte. « Quand on apprend à déguster les bières, on découvre aussi des choses sur soi », assure Elisabeth Pierre.
« Devenir une vraie petite paysanne »
La comédienne Lola Sémonin a, elle aussi, étroitement lié sa vie aux mondes rural et céréalier. Et ce à travers son personnage phare, La Madeleine Proust, qu'elle fait vivre depuis une trentaine d'années sur scène et dont elle a notamment conté l'enfance dans un ouvrage, « Quand j'étais p'tite ». Les extraits qu'elle a lus à l'occasion de la soirée franc-comtoise nous plongent dans l'entre-deux-guerres, où le quotidien de la jeune fille était rythmé par les grands temps de la vie des champs. « Dans tous les près, on semait. Je voyais le papa de loin, le sac de jute sur l'épaule, qui avançait à grands pas ». Dans les yeux de la petite Madeleine, il « sem[ait] le pain et la vie ». Viendrait, plus tard, le temps des foins, de la moisson. « Je commençais de devenir une vraie petite paysanne », se satisfaisait-elle. Derrière l'enfant, c'est tout un monde céréalier qui est décrit, fait d'hommes et de femmes dont la vie tournait autour de ces champs. C'est là qu'ils puisaient leurs joies, leurs peines, leurs frustrations comme leurs fiertés.
La vie des générations suivantes sera tout aussi étroitement liée aux cycles végétatifs et aux aléas des récoltes. Telle celle de ce « paysan », que Yves Camuset a connu alors qu'il était enfant. Il avait subi de « mauvaises années », où les récoltes permettaient juste de nourrir sa famille et son troupeau. Puis, lorsque la situation s'est arrangée, « il a pu livrer à nouveau du blé au meunier ». « Cela a été pour lui une grande fierté, il avait retrouvé sa vraie place, son utilité sociale », explique-t-il. Manière de montrer que, plus qu'un simple métier, cultivateur était (et est toujours) un choix de vie profond doublé d'une mission pleine de sens pour les agriculteurs.