Prenez-le temps de regarder sous l'épi d'un maïs ou même derrière un simple grain de riz... Il s'y cache parfois une belle histoire. Oh, elle ne se livre pas toujours facilement ! Elle est bien souvent secrète et nécessite, pour la découvrir, un passeur... d'histoires, justement, qui saura la livrer dans ses moindres détails. Ces histoires sont des voyages, vers de lointaines contrées mais aussi, parfois, plus simplement, des escapades à l'autre bout d'un village. Une chance, pour les spectateurs présents dans le petit théâtre du Trianon, ce soir de mi-novembre, à Bordeaux : six de ces passeurs passionnés sont venus conter leur histoire des céréales.
Cap sur le Cameroun pour celle de Joëlle Dubois, blogueuse. Son lien avec les céréales est avant tout une histoire familiale. Celle qui s'est écrite en Afrique, dans son enfance, autour du riz. Sa grand-mère le préparait sur des pierres et lui a transmis l'art de cuisiner cette céréale. Il ne l'a pas quitté depuis : « C'est toujours la base de ma cuisine. Et c'est également le lien qui me rattache au quotidien, à mon enfance et ma culture originelle. » Rien d'étonnant à ce que sa fille, qui vit aujourd'hui à Montréal, cuisine elle aussi régulièrement du riz. A travers les continents, c'est dans une céréale qu'a pris corps leur transmission intergénérationnelle.
L'histoire que nous conte Jean Beigbeder se vit aussi à grande échelle. Le sélectionneur de maïs nous entraîne dans une vallée du Mexique... « Faisons un bond dans le passé de 9000 ans... Nous sommes tous des chasseurs cueilleurs », sourit-il. Le maïs, lui, est déjà là. Ou plutôt son ancêtre, une graminée tropicale sur laquelle les hommes cueillent les grains en prévision de l'hiver. Vaste défi : ils sont répartis en une multitude de petits épis, tombent au sol dès qu'ils sont mûrs, sont entourés d'une coque très dure... Et pour couronner le tout, ils ne mesurent pas plus de l'équivalent de 1/5e de nos grains de riz actuels. Contraste saisissant avec le maïs actuel, si répandu dans le Sud-Ouest français. « Cette plante est devenue très productive et facile à récolter ». La conclusion de Jean Beigbeder est là : derrière les épis qui nous sont si familiers se cache une longue histoire, celle de la sélection par l'homme, puis par la science, de maïs plus intéressants pour la culture. « Le maïs est une création humaine », assure-t-il.
Professeur de géographie à l'Université Paris-Sorbonne, Gilles Fumey, se passionne lui aussi pour l'aventure collective qui a pris vie derrière cette céréale. L'histoire de son implantation permet de mieux comprendre comment s'est construit le patrimoine culinaire de certaines régions du territoire français. « Le miracle est long à se produire, résume-t-il. Lorsqu'une nouvelle plante arrive, les habitants se méfient, la donnent aux animaux. » C'est ce qui se passe notamment pour le maïs dans l'Espagne du XVIe siècle. Famines et disettes poussent toutefois la population à l'intégrer au système alimentaire. « En France, il va s'installer dans des régions où les terres sont inaptes à la production de blé », poursuit-il. « Un autre élément va également avoir son importance : pour adopter une céréales, il faut des recettes. C'est donc lorsqu'on aura trouvé les moyens de cuisiner cette nouvelle plante qu'on va l'adopter. »
L'histoire contée par Nicolas Magie, chef de cuisine au Saint-James, près de Bordeaux, se déroule dans ce Sud-Ouest dont il dit, avec fierté, être « un enfant ». Joli voyage au cœur du terroir aquitain, elle est celle de l'éveil de ses sens aux plaisirs culinaires, dans sa jeunesse. Une étape qui va être déterminante dans sa pratique actuelle de la cuisine. « Je me suis amusé à retravailler les plats de mon enfance et notamment ceux à base de maïs ». Des plats du Pays basque comme une bouillie, la cruchade, ou une galette, le taloa, qui ont ainsi inspiré ses succès d'aujourd'hui, tel ce kebab basque réalisé avec un crêpe de maïs.
Jacques Desperière, directeur du moulin du Bidou, tourne lui aussi le regard vers son enfance lorsqu'il évoque les céréales. Il pense à son grand-père, boulanger, et son père, meunier et boulanger. Il sait combien la pénibilité de ces métiers était alors grande. Il sait aussi combien il est difficile de s'éloigner d'une lignée familiale aussi marquante. Jacques Desperière avait pourtant fait des études de pharmacie. Le diplôme en poche, il travaillera deux mois à l'officine... Avant de décider de rejoindre le moulin familial. Avec, aujourd'hui, cette satisfaction : « Je soigne un peu les gens avec du bon pain. »
Finalement, tous ces récits prennent place dans une seule et même histoire : celle du lien permanent entre les hommes et les céréales. Un lien qui permet d'expliquer les parcours individuels comme les spécificités d'un territoire, forgés les uns comme les autres par le temps.
Daniel Peyraube, polyculteur-éleveur et délégué Passion Céréales en Aquitaine, ne dit pas autre chose lorsqu'il évoque « l'attachement [des agriculteurs] aux clochers des villages ». Ces clochers qui, jadis, permettaient de connaître « l'heure où le travail cessait pour casser la croûte », et qui, aujourd'hui, symbolisent l'appartenance à un terroir. Des clochers qui, pour continuer à vivre, doivent avoir autour d'eux une population agricole nombreuse. C'est là, à ses yeux, la condition indispensable au maintien d'une vie économique et sociale sur les territoires ruraux.