C'était d'abord un bruit sourd, au loin. Un bruit mécanique, de plus en plus puissant, qui fendait le silence de la campagne. A mesure qu'il s'intensifiait, un sentiment de jubilation gagnait la jeune Annie Giolat. D'ici quelques minutes, ses yeux d'enfant allaient distinguer sur les lacets de la route "une énorme machine, très impressionnante" : la batteuse. Venue d'un village voisin, "cette grosse bête mécanique" tirée par un tracteur allait bientôt arriver dans le hameau du Cluzeau (Puy-de-Dôme), où la fillette passait ses vacances chez ses grands-parents agriculteurs. Puis les adultes installeraient l'engin à proximité de la grange. Le temps de la batteuse pourrait alors commencer.
A la fin des années 50, dans la chaleur du mois d'août, l'arrivée de l'imposante machine représentait l'un des temps forts de l'année pour le village auvergnat. "Elle allait changer le quotidien, explique Annie Giolat. Nous n'allions plus vivre au même rythme." C'était aussi le cas dans toutes les campagnes de France où l'on avait réalisé les moissons (NDLR : couper les tiges) et où, désormais, on s'apprêtait à séparer les grains de la paille et de la balle.
Si la moissonneuse-batteuse, capable tout à la fois de moissonner et de battre les céréales, avait déjà fait son entrée dans certaines fermes françaises, son usage était ainsi loin d'être encore généralisé (sa diffusion s'accélérera dans les années 60). Chez de nombreux céréaliers, la récolte s'effectuait donc encore en deux phases : celle de la moisson tout d'abord avec une moissonneuse. Puis celle du battage. A partir de la fin du XIXe siècle, cette dernière étape permettant d'isoler les grains avait été progressivement mécanisée, une machine - la batteuse - remplaçant le fléau. Elle permettait de battre les céréales en une demi-journée pour les petits domaines, trois, quatre, cinq jours pour les grandes exploitations.
Et c'est cette même batteuse qui arrivait donc, au cœur de l'été, dans le hameau auvergnat. Sous les yeux des enfants excités, cette machine à poste fixe prenait la place qui allait être la sienne durant toute la durée de la batteuse, à proximité des gerbes de céréales fraîchement récoltées et rassemblées pour l'occasion en un même endroit du domaine. Pendant ce temps, les travailleurs se préparaient à un moment d'efforts et de fête mêlés..
L'aide des voisins et des parents
Un moment des plus symboliques. Le jour où les céréales étaient battues, c'est tout le travail d'une année qui sortait de la machine pour être rapidement mis dans des sacs et transporté au grenier. On tenait là l'épilogue d'un long labeur, l'occasion de faire un bilan final d'une campagne désormais achevée. Un "mesureur" était d'ailleurs souvent désigné parmi les participants pour peser le grain.
Mais c'était aussi un temps qui allait illustrer au mieux la solidarité paysanne et la force des liens qui pouvaient unir les travailleurs de la terre. Car la batteuse était avant tout une aventure collective. "La tâche la plus importante pour le fermier consist[ait] ''à demander le monde'', c'est-à-dire à solliciter l'aide des voisins et des parents", explique René Desrichard dans un ouvrage, Eloge de la batteuse (ECB Editeur), où ce professeur de lettres a retracé ses souvenirs agricoles dans les années 40 et 50, dans le centre de la France.
"La batteuse se remet à ronfler... Il faut y aller"
La batteuse était ainsi un temps où une vingtaine d'hommes, voire plus (des proches, des journaliers...), se réunissaient et étaient répartis à différents postes (ceux chargés de lancer les gerbes de céréales sur la batteuse, ceux chargés de porter les sacs de grains...) en fonction de leurs capacités physiques et de leur expérience. Chaleur, lourdeur des charges à transporter, poussière... Les travaux étaient difficiles, exténuants même. Mais ils étaient également source de plaisir et de fierté pour les participants. "Il suffit d'évoquer ''la batteuse'' avec ceux qui l'ont [connue] pour les voir sourire, s'animer, s'épanouir", écrit René Desrichard. Ces travaux représentaient un moment vécu en communauté, où la dureté de la tâche contribuait à souder les liens.
"Au centre, à l'origine de cette chaleur humaine, était une machine", résume l'auteur. C'est elle qui allait en effet rythmer la journée. Evoquant une des pauses que s'accordaient les travailleurs pour reprendre des forces, René Desrichard se souvient : "Bientôt la batteuse se remet à ronfler... Il faut y aller, on y va."
La Chanson des blés d'or
Dans ce ballet agricole orchestré avec rigueur autour de la batteuse, les femmes jouaient un rôle de premier ordre. "Elles [avaient] la lourde tâche de prévoir, de préparer, de servir de copieux repas", poursuit l'auteur. "Elles avaient travaillé à la mise en place de la batteuse depuis plusieurs jours, confirme Annie Giolat. Il fallait préparer les volailles et tous les plats que les travailleurs allaient manger : pâtés aux pommes de terre, tartes, galettes..." En dehors des repas, femmes et enfants étaient également à leurs côtés : "Je portais le café à 10 heures", se souvient-elle.
Et lorsque le soir arrivait, tous les participants se retrouvaient autour d'une grande table installée sur des tréteaux. "La batteuse était alors vraiment l'occasion d'un moment de partage plein de gaité. Certains pouvaient chanter, d'autres jouer de la musique", poursuit Annie Giolat. L'aventure collective offerte par le battage des céréales prenait ainsi fin au son de l'accordéon, en reprenant La Chanson des blés d'or ou Ma Normandie, autant d'airs qui "témoign[aient] d'une culture commune", écrit Réné Desrichard.
L'agriculteur pouvait remercier les amis, voisins, membres de la famille présents. Il ne tarderait pas à leur rendre la pareille : quelques jours plus tard, c'est lui qui rejoindrait les domaines des environs pour prendre part à leur batteuse.