Bien plus qu'un simple aliment, vous estimez que le pain a été en France un vrai instrument de pouvoir. Il permet donc de mieux comprendre les rapports entre gouvernants et gouvernés ?
La légitimité du chef, qu'il soit un roi, un prince ou un président, et donc la légitimité de l’État, a longtemps été liée à la capacité de l'administration à garantir, contre la famine ou la précarité, un approvisionnement régulier de pain. En 1789, le roi n'était-il pas appelé le boulanger ? Ce n'est en rien anecdotique. En somme, pour que la population se soumette et accepte que ce chef exerce son pouvoir ou qu'il lève l'impôt, il doit lui donner du pain. C'est un peu l'ancêtre de l’État providence, ou ce qui représentent les acquis sociaux d'aujourd'hui.
A vous lire, le pain a aussi fortement participé à la structuration de la pensée politique...
Le pain est assurément l'un des plus grands acteurs de la scène historique française. Il faut donc se tourner vers lui pour comprendre la France. C'est ainsi autour de la question du pain et des grains que commencent, au siècle des Lumières, les débats politiques entre partisans du libéralisme et défenseurs d'une intervention forte de l’État. Au XVIIIe siècle, les premiers libéraux sont ceux qui demandent plus de libertés dans les échanges, le commerce du grain. Ils estiment que l'énergie individuelle est étouffée et voient dans une plus grande liberté la solution à la pénurie et à la souffrance de la population. Le marché doit pouvoir tout régler. Au contraire, ceux défendant l'intervention de l'Etat estiment qu'il ne faut pas mettre l'avenir du peuple entre les mains des spéculateurs, des accapareurs. C'est donc bien avec le blé et le pain que débute la politique moderne.
Comment les Français se représentent-ils le pain aujourd'hui ?
Si le pain demeure un élément fort de notre patrimoine, il a pu, d'une certaine manière, se banaliser. Certains Français sont même blasés : ce pain ne serait plus pour eux qu'une marchandise parmi d'autres. C'est vraiment dommage car il mérite bien mieux ! N'oublions pas que c'est l'un des rares objets de gastronomie populaire. Pour nous offrir un régal sensoriel, organoleptique, nous pouvons, pour 300 euros, aller dans un grand restaurant. Mais nous avons également la possibilité de nous rendre chez un bon boulanger. Là, pour environ 1,15 €, nous aurons une baguette de tradition bien faite, chargée d'arômes. Une baguette qui constitue, en outre, un symbole de partage. Par ses qualités gustatives, elle offre aux Français un nivellement par le haut. Devant le pain, nous sommes tous égaux !
La question religieuse est-elle toujours présente dans l'imaginaire qui entoure le pain ?
Oui, la vision sacrée du pain joue encore aujourd'hui dans notre subconscient. Même chez les non-pratiquants ou les non-croyants, le pain incarne une sacralité résiduelle et est associé plus ou moins consciemment au Christ, à la religion, et à la paix. La question religieuse est donc bien l'une des structures mentales du pain. Cette part de sacré peut d'ailleurs nous conditionner et influer, sans que l'on s'en rende compte, sur nos comportements. Pour preuve, les gens ont souvent du mal à jeter du pain. Ils n'osent pas vraiment. Le pain n'est donc pas, pour eux, un aliment comme les autres.
Qu'en est-il à l'étranger ? Le pain symbolise-t-il aujourd'hui encore la France ?
Oui, la France, c'est toujours, aux yeux des étrangers, des images, et la baguette en fait partie. Les Américains, les Brésiliens ou encore les Japonais sont d'ailleurs aujourd'hui bien plus intéressés par le pain français que les Français eux-mêmes ! Ils organisent par exemple de nombreux concours. Et lorsque je fais des conférences sur le sujet, par exemple au Japon ou aux États-Unis, l'intérêt est manifeste. Derrière tout cela, il y a l'idée que le pain exprime un certain génie, incarne l'histoire de la France. Ces représentations restent puissantes aujourd'hui. Dans le secteur du tourisme, des entreprises françaises de l'hôtellerie ou de la restauration l'ont d'ailleurs bien compris : pour être convaincantes, elles s'attachent à proposer des pains et viennoiseries de qualité. Ce qui démontre bien que l'économie relève du matériel, mais aussi du culturel.