David d'Equainville est allé à la rencontre de Dominique Ropion, parfumeur, créateur de fragances qui ont marqué l’histoire du parfum. Lorsqu’il était étudiant, pour mémoriser l’alphabet de son futur métier composé de 600 éléments, il allait chercher dans ses souvenirs des odeurs gourmandes comme celle de la viennoiserie trempée dans le chocolat chaud… Rencontre.

Ils sont seulement quelques centaines dans le monde à exercer cet exigeant métier de parfumeur. Parmi eux, à force de travail et de patience, car la parfumerie est un exercice de précision et de connaissance, une poignée ont eu la chance de composer les formules des parfums qui ont su trouver sur plusieurs continents les faveurs du public.

Avec La vie est belle de Lancôme, un des parfums les plus vendus au monde, le parfumeur Dominique Ropion, a côtoyé cette alchimie dont personne n'est vraiment le maître. Il en connaissait déjà les vertus avec une de ses premières créations, Ysatis de Givenchy. Puis d'autres noms sont nés, d'autres succès, comme Alien de Thierry Mugler ou encore Carnal Flower de l'éditeur Frédéric Malle. La liste est longue, éclectique et loin d'être close puisque cet homme, aussi discret que constant, n'a jamais cessé de chercher de nouvelles formules en célébrant un appétit animé par les bonnes choses et une curiosité quasi gastronomique. Il a ainsi cultivé tout au long de sa carrière un goût pour l'art de vivre et l'air du temps, qu'il considère comme indissociables.

Quel rapport établissez-vous entre votre métier et la table ?
Cela a commencé dès mon apprentissage, lorsque j'étais à l'école des parfumeurs, à Grasse. Nous devions avant tout acquérir un vocabulaire de base, afin de pouvoir identifier les matières premières, les composants avec lesquels nous allions travailler. Il nous fallait apprendre l'alphabet de notre futur métier. Dans un premier temps il s'agissait de maîtriser un lexique olfactif d'environ 600 éléments, sachant qu'un parfumeur aguerri doit être capable d'en maîtriser entre 2 et 3000. La méthode employée est d'ailleurs quasi proustienne. Les élèves doivent trouver des procédés mnémotechniques, comme associer l'odeur d'un souvenir au nom d'une essence testée. Et répéter l'opération pour chaque essence. Tous les apprentis sont donc priés de convoquer leurs souvenirs et de les goûter à nouveau en repérant les madeleines assez mémorables pour être capable de les guider au moment opportun, quand il faudra reconnaître une odeur sans se tromper. Et quoi de plus efficace que d'associer le sillage d'une odeur à un souvenir qui vous est cher. Etudiant, c'est très spontanément que je me suis tourné vers des souvenirs olfactifs en rapport avec des moments de convivialité, des souvenirs de table.

Vous souvenez vous encore aujourd'hui de votre première madeleine ?
Evidemment. Sans le moindre effort. C'est l'avantage avec les véritables madeleines, les souvenirs peuvent rester à votre disposition fort longtemps. On ne s'en rend pas compte sur le moment, mais ce sont de fidèles compagnons qui sont à vos côtés quoiqu'il arrive. Enfant, pour le goûter, tremper une viennoiserie dans un chocolat est plaisant, c'est un bon moment, en apparence anecdotique mais agréable, un moment de détente, alors que ce sont en fait de parfaits instants d'insouciance et de plaisir. Adulte, pour peu que vous y fassiez attention, il est possible de les réactiver ou du moins, si vous n'aimez pas les souvenirs, ce qui est dommage, d'en comprendre l'intérêt et de s'en inspirer pour la suite. En sollicitant votre mémoire, parce que vous avez compris la valeur de ces moments dans votre parcours, vous pouvez redécouvrir les circonstances et les figures qui vous ont aidé à grandir, en vous servant par exemple un goûter quand vous étiez petit. Est-ce pour ces raisons que le premier souvenir qui me vient est celui d'une essence de rose turque, très différente de l'essence de rose du Maroc, associée aux gaufrettes à la framboise servies par ma grand-mère ? Probablement. Quel est le rapport me direz-vous ? Je ne sais pas, mais ce dont je suis certain est de sentir absolument l'odeur des gaufrettes à la framboise de ma grand-mère chaque fois que je sens une essence de cette fleur. Là-dessus, je suis catégorique.

Dans quelle mesure ces associations vous aident-elles à composer la formule d'un parfum ?
Elles ne m'aident pas concrètement à composer, elles participent indirectement à ce travail, elles l'enrichissent car elles développent un vaste réseau de connections olfactives nées de rencontres et de découvertes. Au début de son apprentissage, l'étudiant parfumeur convoquera ses souvenirs pour identifier les matières premières, puis il utilisera par la suite le nom scientifique des essences. J'ai personnellement toujours trouvé essentiel de conserver un lien entre les odeurs et ses propres expériences, ses domaines de prédilection. Un parfumeur doit se nourrir de son environnement. Cela maintient vivante la recherche, offre à la rigueur toute mathématique d'une formule une dimension charnelle unique. Pourquoi je me souviens de l'odeur caractéristique du pain du boulanger de la Normandie, dont  je suis originaire, vendu à la découpe le dimanche, que je n'ai jamais pu sentir ailleurs que dans sa boutique ? J'imagine qu'il utilisait les mêmes ingrédients que les autres boulangers, de la farine, du sel, de la levure, de l'eau. Et pourtant, c'était pour moi une odeur unique. Ce boulanger avait dû trouver une harmonie indiscutable qui faisait de son pain un régal indiscuté. Il en va de même lorsque je tente de faire cohabiter en équilibre tous les ingrédients d'une formule en cours de composition, lorsque je multiplie les essais, des centaines d'essais, pour trouver un accord qui fera un parfum. J'ai besoin de garder à l'esprit que, à partir d'une liste de matières premières, en fonction du dosage, il existe un nombre infini de combinaisons, certes, mais une seule capable de m'offrir le sentiment d'avoir trouvé quelque chose de rare et de partageable.