Il y a le père, Michel, l’un de ceux que l’on pourrait surnommer le "vieux de la vieille", tombé très tôt dans la marmite, et il y a les filles, Caroline et Sophie, qui se souviennent encore des dîners familiaux servis à 18h30 dans le restaurant des parents - un rituel - et des week-ends à la campagne où leur père et ses acolytes, à tour de rôle, réalisaient d’inoubliables repas et sortaient les grands vins. L’aînée, Caroline, s’occupe du management et travaille sur les cartes. Sophie, ancienne attachée de presse, est directrice du restaurant gastronomique et gère plutôt l’aspect administratif, mais toutes deux sont en réalité multicasquettes.
Pour comprendre la saga familiale, il faut revenir en arrière. Michel Rostang, fils, petit-fils et arrière petit-fils de cuisiniers, a respiré les effluves de la bonne cuisine dès son enfance. D’abord, dans les murs de l’établissement familial, où il vivait avec ses parents à Grenoble et qu’il a repris en 1973 pendant 5 ans. Ensuite, dans son premier restaurant parisien inauguré en 1978 (qui fêtera dans quelques mois ses 40 ans) et dans ceux qui ont suivi. Ce qui lui est cher : la saveur, le goût des plats d’il y a quarante ans. Servir une cuisine traditionnelle, celle de ses racines, qu’il fait évoluer avec son temps en en conservant ses dogmes et ses repères tout en la nourrissant de nouveauté.
La cuillère a toujours été là et elle est toujours dans sa poche ! Elle témoigne aussi de sa curiosité. Il faut qu’il goûte ! Chaque fois qu’on allait quelque part, il fallait qu’il connaisse le produit de la région, la spécialité du coin.
Nicolas Beaumann, chef-associé de Michel Rostang depuis 2008, l’a rencontré pour la première fois il y a 20 ans. "Depuis notre première rencontre jusqu’à aujourd’hui, à tous les services, il porte sa tenue de cuisinier, veste et tablier. Mais ce qui le caractérise surtout, c’est sa petite cuillère en argent, ronde, glissée dans la poche de sa veste, sur sa poitrine. Cette cuillère, il l’a toujours sur lui ! Elle lui sert à goûter toutes les sauces, à contrôler la qualité d’un jus. La première fois que je l’ai vue la sortir, c’était pour goûter la sauce d’une quenelle au brochet". Caroline, l’aînée des Rostang, acquiesce. "La cuillère a toujours été là et elle est toujours dans sa poche ! Elle témoigne aussi de sa curiosité. Il faut qu’il goûte ! Chaque fois qu’on allait quelque part, il fallait qu’il connaisse le produit de la région, la spécialité du coin."
Enfants, Caroline et Sophie ne sont pas restées en retrait de l’effervescence culinaire. Outre les repas de famille quotidiens au restaurant des parents, les filles jouaient en off les commis pour leur papa. "On débarrassait les plats, on épluchait, on participait… Nous étions un peu les petites mains ! Des moments privilégiés qu’on partageait avec lui, toujours demandeuses de passer du temps avec nos parents !", confie Caroline.
Nous gardons les marqueurs forts de la maison : un goût, un produit, une sauce. On ne renie pas le passé mais on bouscule les choses, on avance.
Quand le père est aux fourneaux, teste des produits et choisit avec attention les produits du marché, les filles observent. "Je me souviens qu’il utilisait beaucoup le riz sauvage. C’était même devenu une passion ! Petite, je trouvais ça très surprenant, surtout pour sa texture qui change beaucoup du riz traditionnel que l’on connaît. Aujourd’hui, j’adore le déguster avec la volaille de Bresse. Ensuite mon père a découvert le riz grillé suite à un voyage en Iran et il a adoré ça ! Il est rentré ici enthousiasmé par ce riz iranien laissé en croûte dans le plat ou au fond de la casserole qui, quand on le démoule, fait penser à un gâteau".
© Maison Rostang
Aux fourneaux, Nicolas Beaumann œuvre à équilibrer tradition et modernité, à perpétuer l’esprit classique de la maison Rostang tout en s’ouvrant vers de nouveaux terrains de jeu. Il suffit de parcourir quelques-unes des cartes des établissements estampillés Rostang pour réaliser que les céréales, autrefois si peu utilisées, y ont gagné une place de choix. "Un jour, un producteur est venu pour me proposer du sarrasin. J’ai tout de suite été séduit par ce goût si particulier. J’ai d’ailleurs voulu le souligner en bouche et pour cela, j’utilise le kasha, des graines de sarrasin décortiquées et grillées, qui apporte un fumé inimitable. Dernièrement, j’ai servi en amuse-bouche une crème de sarrasin pour souligner ce caractère marqué, mais je peux aussi aller vers quelque chose de plus doux en créant des alliances entre le sarrasin et les gambas, les huitres, ou encore le pamplemousse avec lequel il se marie très bien", explique le chef. Est-ce pour autant renier le passé, si cher à Michel Rostang ? "Non", répond d’emblée Nicolas Beaumann. "Nous gardons les marqueurs forts de la maison : un goût, un produit, une sauce. On ne renie pas le passé mais on bouscule les choses, on avance." Une modernité qui passe aussi par un dressage précis et millimétré. "La présentation n’a rien à voir avec les plats d’il y a quarante ans !" sourit-il.