Dans cet ancien hangar aménagé du parc d’activité du Moulin Basset à Saint Denis, ça sent fort le malt et le houblon et les machines tournent à plein régime. C’est dans ce laboratoire, au milieu des imposantes cuves de fermentation, que sont pensées, imaginées, brassées et filtrées les bières servies dans les brasseries du groupe FrogPubs. A l’étage, une brune énergique d’1m60 en blouse de travail, bottes étanches vissées aux pieds, s’active dans tous les sens et supervise une nouvelle création de bière aux fruits. Le cerveau de l’équipe, exclusivement composée d’hommes, c’est elle. Eugénie Mai-Thé, 34 ans, brasseuse en chef. Loin du cliché du grand gaillard barbu avec l’accent british ou de l’homme un peu bourru qui brasse sa bière dans son coin. "Pour moi, brasser n’est ni un métier lié aux capacités physiques, ni une affaire d’hommes d’1m90 ! C’est un métier qui demande avant tout du savoir-faire et de la maîtrise. Ce qui compte, c’est de partager sa passion, de bien communiquer auprès de son équipe. Tout ça permet de dépasser la question de l'âge ou du sexe", s’exclame-t-elle avant de se diriger vers la remplisseuse de fûts.
Le désir de revenir au produit brut
Il faut remonter quelques années en arrière pour comprendre ce qui a mené Eugénie vers la fabrication de bière. Elle travaille alors pour des entreprises bios, spécialisée dans les produits laitiers. Sur le terrain, elle se nourrit régulièrement des échanges avec des artisans. "Je les écoutais parler avec passion de leurs produits, leur métier manuel", raconte-t-elle. "Au fond de moi, j’avais envie de passer de l’autre côté : celui de la création, du concret". Le déclic survient au détour d’une balade le long du Loing, en Seine-et-Marne, durant laquelle elle cueille avec deux amis assez de houblon pour en remplir plusieurs sacs. "C’était la pleine saison de floraison, c’était magique !" se souvient-elle. "Quand je suis rentrée chez moi avec tout ce houblon entre les mains, je me suis immédiatement sentie artisan. J’ai ressenti le besoin d’en faire quelque chose, ça me démangeait !" ajoute-t-elle. La jeune femme, déjà passionnée de fermentation, décide alors de brasser elle-même sa bière dans la maison familiale, avec son petit kit amateur de 50 litres qui trône dans sa cuisine. Le premier essai est concluant, le goût intéressant. Avec son kit, elle ira même jusqu’à monter sa pico-brasserie avant de lâcher son travail pour se lancer pleinement dans l’aventure. La progression est fulgurante : en quelques années, elle passe de brasseuse amatrice à brasseuse en chef pour l’une des plus grandes brasseries de France, et son savoir-faire la mènera jusqu’à ce hangar qui produit plus de 3 600 hectolitres par an et où elle supervise tous les jours l’unité de production.
Brasser, tout un art
Lorsqu’elle évoque son métier, Eugénie se compare volontiers à un chef. Passionnée de cuisine, elle utilise son amour des bons produits, du terroir et des saveurs pour penser ses breuvages. Son approche, avant d’être scientifique, se fait par le goût. "Quand j’ai l’idée d’une recette, je fais comme un chef en cuisine qui pense d’abord à ce qu’il veut voir dans l’assiette avant de réfléchir aux détails techniques. Avec mes bières, c’est pareil.
Quand je créé une bière aux fruits ou aux céréales, autres que l’orge, j’imagine le moment où je la boirai, le goût que je voudrai avoir en bouche. Par exemple en utilisant du malt de seigle pour une création, j’attendais en bouche une touche un peu sèche, grillée. Pour la bière à l’avoine, plutôt une amertume légère. C’est quelque chose de culinaire, de gastronomique. La science n’intervient qu’après.
Puiser la créativité dans sa féminité
A la regarder parler avec son équipe de brasseurs, plonger son nez dans une cuve pour observer la transformation des sucres, façonner une recette et la peaufiner, on se dit que la bière mérite, au même titre que le vin, de gagner ses lettres de noblesse. Lorsqu’on lui demande si sa féminité joue dans sa façon de penser et créer ses breuvages, elle acquiesce. "Être une femme me permet d’abord de détourner l’image de la brasserie et contribue à ouvrir davantage ce monde pour mieux l’explorer. Ensuite, mon approche est peut-être plus sensorielle. J’aime tellement la matière vivante que je vois au delà des clichés, au delà de la notion de genre et ça stimule ma créativité." A son actif : pas moins d’une quarantaine de recettes et une originalité qui s’est distinguée par de nombreux prix, notamment celui de meilleure bière au monde au classement britannique des World Beer Awards 2015. Ce concours international attribuait, l’année suivante, le prix de meilleure bière française à un Stout à l’avoine. Sans compter les médailles d’or du Concours International de Lyon et du Brussels Beer Challenge. Le crédo d’Eugénie : travailler sur les produits les plus bruts possibles, maintenir la cohérence entre la matière des malts et la façon de brasser, toujours dans la tradition des brasseries anglaises.
La bière et les femmes, une histoire d’amour ?
Si dans beaucoup de civilisations les divinités liées à la bière (Ninkasi chez les Sumériens, ou Cérès chez les Romains) sont plutôt bien représentées par des femmes et qu’au Moyen-Âge il n’était pas rare de voir des femmes brasser, les choses ont bien changé à partir des années 60, lorsque les brasseurs se sont surtout adressés aux hommes, devenus cibles marketing. "Aujourd’hui il existe bien des bières pour femmes, mais elles manquent souvent cruellement d’originalité et de saveur ", déplore Eugénie. "Or, les femmes sont de grandes amatrices de bières et elles les aiment corsées, complexes. Elles découvrent de plus en plus que la bière peut avoir différentes saveurs. Ce n’est pas un hasard s’il y a de plus en plus de brasseuses !"
Oui, et c’est peut-être simplement un juste retour des choses.