A 50 kilomètres de Verdun et 20 kilomètres de Saint-Mihiel, l’agriculteur lorrain découvre trois ou quatre obus par an sur son exploitation de Seicheprey. Pour neutraliser ces munitions, la procédure est toujours la même : « J’enfile des gants, je ramène calmement l’obus au bord du champ. Puis je préviens la mairie qui alerte les démineurs », explique cet agriculteur de 56 ans.
Au printemps, la mort sort du sol en même temps qu’il y fait pénétrer la vie. Depuis que Philippe a repris la ferme de ses parents, c’est à la période des semis que la nature se souvient de la guerre totale qui a fait près de 10 millions de morts militaires et presqu’autant de civils. Installé dans la région depuis 1977, Philippe Hennebert s’étonnerait si ses 150 hectares plantés de céréales, d’oléagineux, de petits pois et de lin cessaient d’exhumer « ces bombes qui ont pris la couleur de la terre ».
Rêve-t-il de récolter un jour son dernier obus ? « Oui, mais dans le métier, on n’est pas rêveur », ironise-t-il. Ce que l’agriculteur sait de l’histoire de son village lui dit qu’il a peu de chance d’échapper à son destin de céréalier « entre guerre et blé ». « Seicheprey a été pris et repris sept fois pendant la Première Guerre Mondiale », explique-t-il. Le village qui compte aujourd’hui 120 habitants, a du être intégralement reconstruit en 1923. « Tout ce qui a pu exister avant cette date a été rasé par les bombardements. Le bois des forêts qui ont connu la guerre est invendable tant il a été mitraillé. Ici, nous ne sommes qu’à une quinzaine de kilomètres du Saillant de Saint-Mihiel ! »
Chien de guerre
C’est sur ce site historique que se sont déroulées la bataille de Woëvre en 1915 puis la bataille de Saint-Mihiel en 1918. Cette opération est le prélude au grand assaut que les Alliés porteront, peu de temps après, sur la ligne Hindenburg. Les moyens engagés sont colossaux. Pas moins de 250 000 hommes (dont 216 000 Américains) sont jetés dans la bataille appuyés par 1 500 avions, 3 000 canons et plus de 250 chars légers. En une trentaine d’heures, sur plusieurs dizaines de kilomètres de front, 13 000 Allemands sont faits prisonniers et 7 000 soldats alliés périssent, dont 4 000 Américains.
Ironie de cette chienne de guerre, c’est le souvenir d’un animal qui traverse le mieux le siècle. On ne sait parfois plus rien des soldats enterrés sous les croix blanches des cimetières militaires. L’histoire a retenu en revanche que Stubby, le chien le plus décoré de la Première Guerre mondiale a été blessé à la patte le 20 avril 1918 dans la commune où travaille désormais Philippe.
Chapelles végétales
Autour des champs de blé, de maïs et d’orge du céréalier, les bois, très présents, signalent « la zone rouge » qui n’a pas pu être rendue à l’urbanisme ni à l’agriculture après la Première Guerre Mondiale. Ces forêts couturées de tranchées ont poussé en France sur 120 000 hectares de champ de bataille. Ici, en raison de la présence de milliers de cadavres et de millions de munitions non explosées, l’agriculture a été interdite. De temps à autre, ces chapelles végétales recrachent la plaque militaire d’un soldat.
A côté, dans son champ, Philippe s’échine à « faire le contraire de la guerre » : « planter la vie, soigner mes plantes pour qu’elles soient belles et saines, nourrir l’Europe. » Le blé tendre, qui couvre 40% de son exploitation, part via le port de Metz (le premier port fluvial céréalier de France), alimenter les ennemis d’hier.
Dans les champs de Seicheprey, les sillons ont pris la place des tranchées. Le seul mitraillage qu’on entend désormais est celui du blé, du maïs et de l’orge versés dans les bennes. On ne construit plus des silos à missiles mais des silos à grains. « La vie à repris ses droits », sourit l’agriculteur.