50 ans plus tard le bagel devient plus populaire que le donut aux USA. Dans les années 90, la dépense nationale américaine annuelle s’élève à 750 millions de dollars pour le bagel contre 500 millions de dollars pour le péché mignon de Homer Simpson. C’est la victoire du vide contre le plein ; la revanche du petit pain au levain (le bagel) contre la pâtisserie sucrée et grasse (le donut).
Une « bagélisation » qui en dit long
Là où beaucoup ne verraient qu’une simple information économique, William Saphire estime dans le New York Times que ce tournant dans le goût américain reflète l’évolution d’une société toute entière. L’Amérique a remplacé progressivement l’hédonisme (des donuts) contre l’austérité (des bagels). Pour l’essayiste américain, il ne fait aucun doute que la « bagélisation » des USA est le reflet du bouleversement des opinions, des valeurs et des comportements par le durcissement de la crise économique mondiale.
Le bagel est la promesse d’une alimentation saine (à une époque où il faut plus que jamais se protéger des accidents de la vie), rapide (quand le temps s’accélère) et bon marché (quand l’argent est compté). Il convient d’ajouter un autre ingrédient à la liste. Le bagel est le symbole d’une adaptation réussie. Quoi de plus rassasiant, par les temps qui courent, que de mordre dans la légende de ce pauvre immigré polonais qui a fait fortune aux Etats-Unis ?
Car avant de devenir une miette du rêve américain, le bagel a déjà beaucoup fait lever la pâte du fantasme en Europe. Son histoire y a probablement six siècles, sûrement davantage. Dans son livre The Bagel: the Surprising History of a Modest Bread (« Le bagel : histoire surprenante d’un pain modeste »), Maria Balinska fait remonter l’une de ses origines possibles en Pologne au XIVe siècle. Alors connu sous le nom d’obwarzanek, le bagel gagne du terrain quand la reine Jadwiga, réputée pour sa charité et sa piété, décide de le consommer pendant le Carême, en lieu et place des pains et des pâtisseries richement parfumés qui sont son ordinaire.
Anneau ou étrier ?
Une autre légende situe l’origine du bagel à la fin du XVIIe siècle en Autriche. Elle attribue l’invention du bagel à un boulanger viennois souhaitant rendre hommage au roi de Pologne, qui vient de repousser une invasion turque. Le roi aimant les chevaux, le boulanger décide de donner à son pain une forme d’étrier ou Bügel en allemand… Cette version est démentie par le linguiste Leo Rosten, qui recense la première mention du mot polonais bajgiel (lui même dérivé du yiddish bagel) dans des sources de la communauté juive de Cracovie en 1610. Celles-ci indiquent que ce pain était offert aux femmes ayant accouché. Le vent de l’histoire pousse ensuite le bagel aux USA et au Canada, où il s’implante à New York et Montréal puis sur le mass market avec le succès qu’on connaît.
Du fil dentaire saveur bacon
En France aussi, ce petit pain bouilli à la belle couleur caramel séduit par ses saveurs, sa rapidité d’exécution et son prix compris entre 4 et 8 euros. Mais là encore, le bagel aurait-il profité de la détérioration de l’économie ? Il se démocratise dans l’Hexagone à partir de 2011. « Le bagel est arrivé au bon moment », confirme Michael Cohen, co-fondateur de la chaîne Bagel Corner au Figaro. « En 2011 nous étions en période de crise, où les actifs délaissaient la gastronomie et les restaurants pour se diriger vers les fast-foods ou des produits peu coûteux et rapides à consommer comme les kebabs ou les paninis. Le bagel a tout de suite offert une alternative. »
Malgré tous ses atouts, le bagel n’aurait sans doute pas si bien réussi à conquérir les estomacs s’il n’avait pas eu autant de talent à enchanter l’imagination. A la morosité ambiante, les boutiques qui ouvrent partout en France opposent une atmosphère chic et branchée de deli new-yorkais. Non sans humour ! A Lyon, l’enseigne Best Bagels assaisonne aussi ses petits pains de loufoquerie en commercialisant du fil dentaire saveur bacon et des figurines de Sigmund Freud.