En 1973, le Théâtre-musée Dalí est inauguré : les murs qui gardent désormais toutes les œuvres chères au grand artiste catalan, sont tapissées de petits pains ronds. Le pain protège, explique Dalí.
Le pain réconforte, le pain confie de sa chaleur : « Les psychanalystes disent que le pain, c'est ly plus symptomatique chez moi» confie l'artiste dans sa conversation avec le boulanger Lionel Poilâne. Il faut bien croire que le subconscient a joué son rôle car la décoratrice préférée de Dalí, celle qui a participé à la décoration du musée, s’appelait Miette.
Penser au pain uniquement quand on a faim ? Se souvenir de sa portée symbolique au moment de la communion ? Ce n’est pas le cas de Salvador Dalí. Le pain l’obsède, il le voit partout. " Le pain, un des thèmes les plus fétichistes et obsessionnels de mon travail" – avoue-t-il.
Salvador Dali coiffé d’un chapeau de pain et tenant un tournesol en 1958 |
Sur une photo de 1958, on voit l'artiste coiffé d'une grosse brioche tressée. Tel un roi avec sa couronne : le pain élève et anoblit. Dans « Suis-je un génie ? » il raconte la cérémonie du couronnement : deux personnes apportent le pain solennellement et le lui mettent sur la tête, le distinguant ainsi parmi la foule des invités.
Même l’objet le plus désiré, le sein de sa femme aimée, lui rappelle la croûte du pain blanc. En 1945, Salvador Dalí peint un portrait de Gala à la poitrine dénudée et déclare : « Les bras croisés de Gala ressemblent aux entrelacs de la corbeille à pain, et sa poitrine à la croûte du pain. (…) Aujourd’hui, alors que Gala s’est élevée dans la hiérarchie héraldique de ma noblesse, elle est devenue ma corbeille de pain ».
La corbeille de pain (1945) |
Toujours en 1945, la corbeille de pain revient dans son œuvre encore une fois. Cette fois-ci, c’est une « vraie », et avec une vraie croûte. Sur le tableau présenté à la galerie Bignou à New York, la corbeille, brillante et claire, se noie dans le noir total. Le pain, c’est la vie, le reste, c’est le néant.
La montre moue représente pour Dalí l’éternité, l’œuf est l’image de la perfection, mais c’est le pain qui constitue le monde entier qui l’entoure. Le pain anthropomorphe (Pain anthropomorphe, 1932), le pain phallique (Pain Catalan, 1932), le pain érotique (Pain français moyen avec deux œufs sur le plat sans le plat, essayant de sodomiser une mie de pain portugais, 1932), le pain, corps du Christ (Croix nucléaire, 1952) : le pain est son lien entre le corps matériel et spirituel, l’incarnation de l’érotisme et l'évocation du sacré.
Croix nucléaire 1952 |
Peu à peu, les miettes de pain amènent Dalí à Paris. Toujours dans « Suis-je un génie ? » il écrit : « Les boulangers m’imitent ! Ce n’est plus le pain de Paris, c’est le pain de Dalí ! » Effectivement, la baguette géante qu’il fait faire pour sa rétrospective au Centre Georges Pompidou en 1980 et que plusieurs hommes portent sur leurs épaules, attire les foules.
Celui qui se fait sacrer « empereur de Montmartre », n’a-t-il pas choisi la Butte pour ses moulins ? Le moulin de la Galette ressemble beaucoup à ceux qui apparaissent dans l’édition de Don Quichotte dont Dalí est l’illustrateur. C’est d’ailleurs à Montmartre, place Jean-Baptiste-Clément, qu’il inaugure le livre et effectue un dessin devant le public. Et c’est le pain imbibé d’encre qui lui sert de pinceau.
Buste de femme rétrospectif – La femme au pain 1933 |
Le pain-chapeau réapparaît aussi à plusieurs reprises, mais cette fois Dalí coiffe d’une baguette une tête sculptée qu’il appelle « La femme-pain et l'interprétation psychanalytique de l'Angélus de Millet ». La fameuse scène de l’Angélus fait effectivement partie de cette œuvre, les paysans en prière se tiennent sur la baguette-coiffe. La récolte vue par Millet fascine Dalí depuis longtemps : il lui consacre un livre, le «Mythe tragique de l'Angélus de Millet», ainsi que plusieurs tableaux.
Et pourtant, en dehors des réflexions mystiques et des illuminations artistiques, le pain reste pour Dalí ce qu’il est pour chacun des mortels : l’incarnation des plaisirs charnels, ceux de l’amour et de la table. En 1973, le peintre publie un livre consacré à sa femme – livre culinaire comportant ses propres recettes. Les Dîners de Gala, devenu aujourd‘hui une rareté bibliographique, s’ouvre, bien sûr, sur une corbeille de pain. C’est la même œuvre qu’on peut voir dans son musée à Figueras, dans les murs où le sommeil éternel du maître de surréalisme est gardé par les petits pains de son enfance.