Il suffit que la farine de blé ou de maïs se marie avec succès à des fruits frais, et les pâtisseries préférées des citoyens des Etats-Unis montent au rang de symboles des villes et des Etats. La tarte au citron est choisie comme emblème officiel de la Floride, la tarte aux cerises a trouvé sa place sur les armoiries du Michigan, la fameuse apple-pie est devenu le gâteau officiel du Vermont… Et quant au New Mexico, il a tout simplement choisi le nom Pie-Town pour une de ses petites villes !
Et les gâteaux sont également honorés au niveau national. La Journée des gâteaux est fêtée aux USA le 23 janvier, et l’« American Pie Council » fut créé pour, comme disent ses statuts, « sauvegarder des gâteaux qui constituent notre héritage, et pour leur promotion ». Par ailleurs, ce Conseil définit quelle pâtisserie est digne de porter le noble nom de gâteau et laquelle doit être reléguée au rayon des cakes. La Journée des gâteaux, le Championnat des gâteaux, le Festival des gâteaux... la chronique de ces événements est relatée dans le journal qui s’appelle – on pouvait le deviner – Pie Times.
Claes Oldenburg, Pastry-Case I, 1961-62, New York, MOMA |
Quant à l’art américain, il n’a pas pu passer à côté d’un tel engouement. Les gâteaux sont devenus le sujet préféré d’un des plus grands mouvements artistiques développés sur le sol américain, le pop art.
En décembre 1961, le jeune artiste Claes Oldenburg loue un local de commerce dans Manhattan et le remplit de moulages colorés de toutes sortes de marchandises. Les gâteaux et autres produits comestibles les plus appréciés sont largement représentés : des pièces montées en mousse, des tartes en carton ou des hamburgers cousus en grosses toiles à voiles.
Roy Lichtenstein passe directement du côté du four, le dessine dans son style reconnaissable de « comics », met ensuite dedans un gâteau à cuire, et dessine enfin une part de gâteau succulent aux cerises. La première recette imagée pas-à-pas dans le monde ! Quant à Wayne Thiebaud qui, dans sa jeunesse, gagnait sa vie en vendant des hot-dogs, il réconcilie le pop art avec la peinture et fait apparaître sur ses toiles les vitrines alléchantes avec tartes et gâteaux.
Roy Lichtenstein, Kitchen range, 1961-62. National Gallery of Australia, Canberra, Australia |
Mais c’est Andy Warhol, reconnu plus tard comme la plus grande figure du pop art, qui devient l’Antonin Carême de ce mouvement en s’attaquant au projet d’un livre de recettes. D’ailleurs, dit-on, l’artiste, tout en faisant les illustrations pour cet ouvrage, étudiait attentivement les dessins des pièces montées du grand chef. Pour collaborer à ce projet, Warhol ose approcher la star de la vie mondaine de l’époque, la décoratrice Suzie Frankfurt. A sa grande joie, Suzie accepte. Elle ne sait pas cuisiner mais s’occupe de la partie recettes. Pour elle, c’est l’entrée dans le monde de la gastronomie, pour Warhol, ce sont ses premiers pas dans l’art. La mère de l’artiste joue le calligraphe et écrit le texte à la main. Pour colorier les dessins, on fait appel à quatre garçons qui vivent dans le même immeuble (d’ailleurs, c’est probablement ce jour-là que la méthode de « l’art à la chaîne » d’Andy Warhol est née). Le livre Wild Raspberries voit le jour et devient immédiatement une rareté. Cet unique recueil de recettes parodie la cuisine française dont raffolent à cette époque les Américains. Le pop art est surtout ironique, son idée est de critiquer la société de consommation.
Andy Warhol, Suzie Frankfurt. Wild Raspberries. 1959. (Edition facsimile 1997) |
Ironique, certes, mais conciliant. Quand Claes Oldenburg et sa femme Coosje van Bruggen commencent à ériger des monuments dans les rues des grandes villes, ils choisissent comme héros des objets du quotidien : une boite d'allumettes, une aiguille et, bien sûr, des gâteaux. Effectivement, les "vrais" monuments, consacrés aux personnages historiques, risquent parfois d'être démolis ou remplacés si les actions commémorées par une génération ne sont pas appréciées par la suivante. Alors que cette énorme part de tarte aux myrtilles installée en plein centre de Venise, lors de la Biennale de l’art contemporain, ne peut qu'être éternelle. Apres tout, qu'est ce qui peut susciter autant d'unanimité qu’un bon gâteau ?
Oldenburg/van Bruggen, Blueberry Pie à la Mode, Flying, Scale A, 1996 © Oldenburg/van Bruggen, The Pace Gallery. |