Cet attachement particulier au pain noir des pauvres se retrouve amplement dans les pages de ses romans. Le pain d’une portée symbolique, ou représentation d’une organisation sociale juste ? Certes, mais c’est aussi un produit bien réel, avec ses différentes variétés. Pour les décrire, l’écrivain se documente et se sert de réels rencontres.
« Le bras saisit un pain et l’emporta ». La miche la plus connue de la littérature française est certainement celle volée par Jean Valjean. Le pain avec lequel débute l’histoire des Misérables , est « noir » comme l’indique Victor Hugo. C’est cette qualification qui apparaît le plus souvent dans ses romans, et l’écrivain détaille : « noir » veut dire un pain de mauvaise qualité, fait de céréales rustiques, principalement d’orge.
Une autre variété que Victor Hugo met sur la table de ses personnages est le pain bis. Avec le délicieux produit de nos boulangeries actuelles, il n’a de ressemblance que son nom. Issu de farine contenant du son, on y trouvait aussi des ingrédients bien étonnants. « Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous amuser à éplucher, et qu’il faut bien laisser passer sous les meules ; c’est l’ivraie, c’est la luzette, la nielle, la vesce, le chènevis, la gaverolle, la queue-de-renard, et une foule d’autres drogues, sans compter les cailloux qui abondent dans de certains blés », se plaint un meunier à la table des Thénardier.
Victor Hugo, ni meunier ni enfant des bas-fonds, d’où lui vient cette connaissance détaillée de la boulange et de ses ingrédients ? En tant que député, l’écrivain se rapproche de l’économiste Adolphe Blanqui dont le rapport « Des classes ouvrières en France, pendant l'année 1848 » regorge de détails concernant la nourriture des pauvres et notamment du pain. En 1851, tous les deux, le député et l’économiste, entreprennent un voyage à Lille et rendent visite aux familles affamées. Pain noir ou pain bis, ces produits céréaliers décrits par Hugo, viennent de ces réelles rencontres. Les Misérables paraît alors quelques années plus tard.
« Voici le budget d'un de ces braves gens, relate Adolphe Blanqui une discussion dont Victor Hugo était témoin : « Je suis cheviller ; J'ai quatre enfants. On mange 24 kilogrammes de pain bis par semaine, la viande est trop chère ». Les personnages questionnés présagent l’apparition de Fantine et de Cosette sur les pages des « Misérables »: « Oui, il y a des femmes qui ne mangent pour toute nourriture que deux kilogrammes de pain noir par semaine, et sont si maigres, que leur corps est presque diaphane ».
C’est Gavroche amenant deux petits affamés chez un boulanger, qui souligne la différence entre le mauvais pain et un bon :
« Et voyant que le boulanger, après avoir examiné les trois soupeurs, avait pris un pain bis, il … jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignée :
- Keksekça ?...
Le boulanger comprit parfaitement et répondit :
- Eh mais ! c’est du pain, du très bon pain de deuxième qualité.
- Vous voulez dire du larton brutal, reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon ! du larton savonné ! je régale. »
Le fur et l’houichepote
Les pains régionaux attirent également l’attention du romancier, notamment la galette de blé noir et « le pain de sarrasin ». Une partie de l’action de Quatrevingt-treize se passe en Bretagne, et chaque détail compte pour son auteur, surtout quand il s’agit de la nourriture des personnages. Notamment sort de sous sa plume une liste de plats céréaliers qui est rare de précision: « Au fond de la salle basse, sur un long tréteau, il y avait à manger, comme dans une caverne homérique ; de grands plats de riz, du fur, qui est une bouillie de blé noir, [...] des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de fruits cuits à l’eau... ». Déjà des temps de Hugo, peu nombreux étaient les connaisseurs de la cuisine bretonne ayant gouté le houichepote - s’étonne La Revue critique d’histoire et de littérature sortie en 1874, la même année que Quatrevingt-treize.
Il apparaît que Victor Hugo, à la recherche d’un juste détail n’hésite pas à se plonger dans un livre consacré au patois de l’ile de Guernesey, où il trouve ce vocabulaire particulier. Parce que chaque détail compte pour le romancier quand il s’agit de la nourriture de ceux qui ont faim.
Pourquoi cette attention particulière au pain ? Dans les milliers de pages des Misérables, de Quatrevingt-treize, de l’Homme qui rit ou des poèmes de Victor Hugo, rares sont les cas où l’écrivain mentionne un plat plus sophistiqué. Juste la brioche recrachée par un garçon qui se met à pleurer parce que son gâteau « l’ennuie » et qui le jette aux cygnes. L’écrivain donne la réponse lui-même.
Le pain devient le personnage principal de tous ses romans car c’est justement cette miche noire qui sépare la vie de la mort et la dignité de « l’infamie ». Ainsi il déclare « J’ai pris la résolution/ De demander pour tous le pain et la lumière ».