Depuis le 16ème siècle, les marchands ukrainiens allaient chercher le sel vers la mer Noire et les bords de l’Azov. Ces longs et périlleux voyages n’ont pas eu leur Marco Polo pour décrire la traversée des steppes interminables. Autrement, il aurait pu nous conter ces lentes progressions de brigades de 100 personnes et de caravanes de bœufs sous le ciel étoilé. Il n’y a pas eu d’écrivain pour raconter ces épopées périlleuses mais les artistes russes et ukrainiens, connus ou anonymes, ne sont pas passés à côté du sujet romantique : la nuit, les steppes, les hommes blottis les uns contre les autres autour d’un feu et préparant à manger. Qu’est-ce qu’il y avait dans leur chaudron ? La recette de leur plat de camping a perduré jusqu’à nos jours, la bouillie de millet. Précuite avant le départ par les femmes des marchands, sa préparation était rapidement terminée dans des conditions souvent dures de campement.
Les marchands près d'une auberge, Ivan Aïvazovski -1870-1880 - Minsk |
Pourquoi spécialement le millet et non pas une autre céréale ? Le petit poids de la graine jouait certainement en sa faveur. Partant pour plusieurs mois, les marchands passaient par les contrées Tatares, Odessa et Théodosie, traversaient la Crimée et en transportant avec eux la nourriture pour toute la durée du voyage, y compris les tonneaux d’eau. Mais le fait que le millet puisse être à moitié préparé avant le départ a fait de lui le plat principal du voyage. Les dangers guettant de partout, il fallait parfois lever le camp rapidement et manger vite. La graine ainsi précuite et enduite d’huile de lin, il suffisait de la mettre dix minutes dans de l’eau bouillante pour que le repas soit prêt. La bouillie ne contenait pas de viande, il était impossible de la trouver en route. On rajoutait parfois de la morue achetée chez les tatars en Crimée et, le plus souvent, de l’ail sauvage des steppes et des jeunes pousses de macettes dont le goût ressemble à celui de l’asperge. A l’approche des villages natals, les forêts permettaient d’accommoder le plat avec des champignons sauvages.
Les marchands ukrainiens, Alexei Savrasov - 1854 |
Non seulement en Ukraine mais sur tout le territoire de l’Empire Russe et surtout en Sibérie, le millet fut très apprécié des peuples nomades. En 1915, les chercheurs du Collège agricole de Dakota du Sud, aux Etats-Unis , sont venus en Russie pour étudier les coutumes alimentaires locales. Ils se sont surtout passionnés pour le millet, le recommandant ensuite à l’armée pour les longues campagnes et précisant que c’est une bonne graine à consommer en déplacement. Le rapport des savants est accompagné de recettes bien anglo-saxonnes dont celles des muffins ou du pudding mais le nom du millet est resté en russe , le « proso ». Certaines variétés le portent toujours dans des textes scientifiques.
Au début du 20e siècle, en Europe et sur le continent américain, la culture du millet fut depuis longtemps remplacée par le mais, plus productif. Seuls les noms des spécialités locales gardent encore la trace de leur ingrédient initial. Le milhas dans le Languedoc se prépare avec de la farine de maïs blanc séchée que l'on grille ensuite ; la millade dans le Béarn est une bouillie de céréales, le millassou de Corrèze est un gâteau sucré, et le milhard d’Auvergne, une version du clafoutis.
Millas des Pyrénées ariégeoises |
Préparées avec du mais, de la farine de blé ou encore des pommes de terre, toutes ces spécialités locales succulentes ont une origine commune, le millet, qui a nourri la France durant des siècles. Récemment nommée par « le Figaro » comme un des 8 aliments et plats les plus en vogue en 2016, une nouvelle vie s’ouvre-t-elle pour la « plante aux mille graines » ?
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Image de Une : La Caravane des marchands, Ivan Aivasovski - fin 19e