Une centaine d'huîtres suivie d’une douzaine de côtelettes… La gourmandise d’Honoré de Balzac n’est plus à prouver. Les intrigues les plus importantes de la Comédie Humaine se déroulent autour d’une table. Que ce soit lors des soupers mondains ou des déjeuners les plus simples que naissent les passions et montent et s’écroulent les destins des personnages de l’écrivain.

On pourrait s’attendre chez Balzac à des descriptions de repas dignes de son fabuleux appétit. Il est vrai que certains personnages se délectent dans les grands salons parisiens de "nouilles d’une délicatesse inédite". Mais pourtant le repas décrit le plus souvent n’est composé que d’un morceau de pain agrémenté de quelques victuailles ou parfois même sans rien d’autre. Les détails presque ethnographiques se mêlent dans les romans de Balzac aux souvenirs d’une jeunesse affamée. Que ce soit dans Cousin Pons ou dans Eugénie Grandet, l’écrivain est capable de dérouler autour d’un simple "potage au pain" toute une vie humaine. Les petits pains des maisons bourgeoises ou les gros pains de campagne, il en parle en connaisseur.
 
Connaisseur des différents types des pains, Balzac va plus loin et fait dire à ses personnages des propos de professionnels.
 
Un somptueux banquet, où "s'élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds", c’est la Peau de chagrin. "Un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent à boulanger", on le découvre dans les mains du père Grandet. Quant au pain bis bien connu de paysans d’époque, Lucien de Rubempré (Illusions perdues) le trouve dans une ferme.
 
Connaisseur des différents types des pains, Balzac va plus loin et fait dire à ses personnages des propos de professionnels. Du père Goriot par exemple, il fait un "vermicellier", qui sait reconnaître les farines juste en reniflant un bout de pain :
 
"Le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de pain qu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commerciale qui reparaissait quelquefois.
  • Eh bien, lui cria aigrement madame Vauquer … est-ce que vous ne trouvez pas le pain bon ?
  • Au contraire, madame, répondit-il, il est fait avec de la farine d’Étampes, première qualité.
  • A quoi voyez-vous cela ? lui dit Eugène.
  • A la blancheur, au goût."
 
“Le pain à discrétion”
 
Et quand il est temps pour ses personnages de passer à table, l’écrivain leur propose une multitude de possibilités pour faire un vrai repas moyennant juste un morceau du pain. Toujours à la ferme, Lucien de Rubempré se nourrit tout simplement de pain et de lait. Quant au père Grandet, il mentionne l’habitude de tromper le pain dans le vin : "Ta, ta, ta, ta, quelle langue!...  Tu n’as jamais tant parlé. Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense".
 
On trempe "ses mouillettes de pain beurré dans son café", on sert du pain avec un bouillon, on mange le potage au pain et on se contente chez soi de pain et de fromage. On déjeune léger : "À midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc". Notamment, dans les Illusions perdues, on voit un des personnages pauvres frotter son pain avec une gousse d’ail, tout comme un autre qui a pourtant les moyens et qui, "levé dès le jour, mangeait du pain frotté d’ail, déjeuner qui le menait jusqu’à l’heure du dîner".

Les modes de consommation fascinent l’écrivain et les prix qu’il mentionne sont d’une exactitude digne d’un commerçant.

Mais la nourriture intéresse Balzac surtout en tant que reflet de la société. Toute l’économie d’une maison bourgeoise se résumait à la manière dont les Grandet se procuraient le pain : "Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante … de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le sonet la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison…".
 
Les modes de consommation fascinent l’écrivain et les prix qu’il mentionne sont d’une exactitude digne d’un commerçant. "Je déjeune d’un petit pain de deux sous et d’un sou de lait" écrit Lucien à sa sœur tandis que le brocanteur Rémonencq (Cousin Pons) paie "une livre de croûtes sèches et de mie de pain deux centimes et demi". Le restaurant Flicoteaux sur la place de la Sorbonne fait le bonheur des étudiants car il sert le pain de six livres "à discrétion, c’est-à-dire jusqu’à l’indiscrétion".  Par ailleurs, le pain reste une denrée chère à l’époque, et madame Vauquer, propriétaire de la pension où le père Goriot se fait mourir de faim, scrute du coin de l’œil un pensionnaire se coupant un morceau de miche. Mais n’était-ce pas en réalité le jeune Honoré de Balzac qui sentait sur lui ce regard ?