Il accueille alors solennellement son premier meuble comestible, un buffet espagnol du 18ème siècle exécuté par le boulanger Lionel Poilâne.
Un vieux journal télévisé immortalisant la scène nous raconte que Dali voulait pour sa femme Gala toute une chambre en pain, qu’elle serait la première au monde à recevoir. Poilâne confirme : «Monsieur Dali m’a commandé un lit, des chandeliers et même le téléviseur. Tout est possible à faire, sauf peut-être la télé, je l’ai prévenu que ça va être techniquement compliqué, à cause de l’électricité ». Et le boulanger, encore jeune et ému regarde le maître du surréalisme dessiner devant lui un monde nouveau comme une performance artistique. « Nous vivons un moment historique! C’est la nouvelle ère qui commence !” déclare Dali.
C’est dans la boulangerie Poilâne, rue du Cherche-Midi, dans le même four où le célèbre pain est fait chaque jour à base de farine bise, que les meubles ont été élaborés. La cuisson de chaque élément prenait deux heures et demie. L’arcature, les colonnes torsadées, les portes décorées, tout est effectué en pain, seules, les charnières restent en métal. La pâte, matière capricieuse et fragile, ne permet pas d’évaluer le poids : suivant l’humidité de l’air, le buffet de 1m70 peut peser de 70 à 75 kg. Le meuble, dont l’exécution a nécessité 35 kg de farine, est même garni de cuillères et de fourchettes. Poilâne sourit: « Ils sont aussi comestibles. En cas de faim, cela peut servir »
Que sont devenus les meubles crées par l’imagination de Dali et la créativité de Poilâne? L’artiste a vu comme à son habitude, en grand. Sa vision d’un monde de Cocagne ne s’est pas réalisée, le pain n’est pas devenu matière de construction. Mais à deux pas du four où Lionel Poilâne a cuit ses œuvres, nous sommes assises avec sa fille Apollonia… sous un lustre en pain. Les six branches, les soquets des lampes et le montant sont décorés de rosettes comestibles. L’unique objet qui a survécu à son créateur et son commanditaire correspond tout à fait par sa taille et son élégance aux plafonds de la suite royale du Meurice que Dali occupa durant plus de trente années, un mois par an.
Apollonia nous raconte l’histoire de la création des meubles. « Dali voulait vérifier s’il y avait des souris dans sa chambre. Même s’il n’y en avait pas avant, l’arrivée du buffet les a certainement attirées». En dehors de l’anecdote, elle reconnaît l’importance du pain dans l’œuvre de l’artiste et l’importance de l’art dans le travail du boulanger. Le prénom même de celle qui est désormais le chef de l’entreprise Poilâne ne peut qu’appeler les muses. Dans le petit bureau de l’arrière-boutique, les murs sont tapissés d’œuvres représentant le pain, échangées à l’époque par son grand-père contre du pain. Le lien avec le monde artistique a perduré, la collection s’est agrandie depuis et contient aujourd’hui des toiles d’artistes contemporains.
En 2004, pour célébrer le centenaire de Dali, les compagnons-boulangers de la maison Poilâne ont effectué, toujours dans le même four, les répliques des meubles en pain : un lit à baldaquin, un buffet, un lustre et des descentes de lit. Exposées à l'espace Dali-Montmartre, elles ont ensuite été vendues aux enchères au profit de l'association "La Mie de Pain" qui vient en aide aux sans-abris. La recette de Lionel Poilâne, celle faisant du pain « un matériel artistique », fut appliquée à la lettre : de la farine et de l’eau.
Les meubles n’étant pas leurs seules créations communes, Dali et Poilâne ont aussi imaginé ensemble une vraie miche mais toujours avec cette envergure qui leur était propre. « De 3,50 m de diamètre et 1,50 m de haut, elle représentait tout le pain mangé par un individu le long de sa vie »,- Apollonia Poilâne termine ainsi son récit et éteint la lumière. Le lustre électrique de Dali fonctionne à merveille. Alors qui sait, il est peut-être aussi caché quelque part une télévision en pain ?
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