« Les Russes ont une boisson délicieuse, dont j’ai oublié le nom, meilleure que le sorbet qu’on boit chez tous les grands seigneurs de Constantinople. À leurs domestiques, ils donnent à boire une eau qui n’est pas désagréable au goût, qui est saine, nutritive et si bon marché qu’avec un rouble ils en font un grand tonneau ».

 

Voilà ce qu'écrivait, à la fin de 18e siècle, l’aventurier vénitien Giacomo Casanova dans son autobiographie. Le nom qu’il a oublié est celui du kvas (prononcer kvasse), une boisson pétillante et rafraichissante à base de pain fermenté.

On trouve les premières traces des ancêtres du kvas en Egypte, 3 000 ans av. J.C. Les Grecques, qui en ont repris la recette, l’appellent le zithos et nous apprennent que la céréale utilisée était l’orge. Au Moyen Age, la boisson était répandue plus ou moins dans toute l’Europe avant d'être, petit à petit, remplacée par la bière… Sauf dans le monde slave et balte, où la vielle recette égyptienne est restée telle quelle.

En Russie, le kvas est mentionné pour la première fois en 996. Le prince Vladimir, baptisant le pays, distribue parmi le peuple « le kvas, le miel et le pain ». Plus tard, deux technologies de préparation se distinguent : soit on fait fermenter du malt, de l’orge et du seigle, soit directement du pain séché.

 

  Au 15ème siècle, il existait au moins une centaine de recettes différentes dues au rajout de différentes baies, miels ou fruits.

 

Jusqu’au 12e siècle, la boisson était apparemment plus forte que la bière actuelle. Actuellement, sa teneur maximale en alcool est de 2,2 %, mais en russe, le verbe issu du mot kvas signifie toujours « boire à outrance ».

Napoléon et « le patriotisme de kvas »

Au début du 19e siècle, les guerres napoléoniennes ont changé le destin du kvas et lui ont permis d’atteindre le statut de boisson nationale. Jusqu'alors réservée aux paysans et aux classes pauvres, elle fait son entrée dans les salons de la grande noblesse.

Zinaida Serebriakova. Paysanne avec une cruche de kvas. 1914.

 

 

Dans « Guerre et Paix », Léon Tolstoi explique comment ce changement s’est produit. La scène se passe dans un salon aristocratique de Moscou. La Grande Armée est aux portes de la ville. Les Russe, par patriotisme, essaient de ne pas parler français. Hélas pour eux, la noblesse russe de l’époque ne s’exprime que dans la langue de son ennemi !

Julie Droubetzkoi donnait une soirée d’adieu car elle quittait Moscou le lendemain… Dans sa coterie, comme dans beaucoup d’autres, on s’était donné le mot pour ne plus parler français, et, chaque fois qu’on manquait à cet engagement, on payait une amende qui allait grossir les dons volontaires. « Vous payerez double », dit un littérateur russe, car vous venez de faire un gallicisme !

Non seulement les Russes ne veulent plus parler la langue de Napoléon, mais ils décident également de ne plus boire de champagne. Mais alors, comment remplacer les bulles françaises si prisées à la cour ? Le kvas, bien sûr, pétillant à souhait. La boisson paysanne est désormais versée dans des verres en cristal. Les intellectuels n’apprécient pas ce nationalisme ostentatoire et donnent au phénomène le nom du « patriotisme au kvas ». Le temps passe, le champagne revient sur les grandes tables, le kvas redevient une boisson populaire, mais l’expression perdure dans la langue russe et désigne aujourd'hui encore le nationalisme réactionnaire.

 

La soupe et la diplomatie

Sorte de limonade à la russe, le kvas se boit tel quel pendant les jours ensoleillés. Mais il sert également de base pour les soupes froides qui font partie du patrimoine gastronomique du pays. Le Botvinia, avec du poisson, de l’oseille, de la ciboulette et de l’ortie, est mentionnée depuis le 16e siècle. L'Okrochka, avec des légumes et de la viande coupée finement, nécessite un kvas spécial, plus aigre, appelé « le blanc » et préparé à base non pas de pain mais de moût fermenté, de seigle, de sarrasin et de blé.

L'Okrochka apaise d’ailleurs les relations franco-russes autour du kvas. Une fois la paix avec la France rétablie, le tsar Alexandre I'a fait envoyer à l’ambassadeur français, en signe d’amitié pendant les grandes chaleurs d’été, cette soupe rafraichissante préparée par son propre cuisinier. Le lendemain, l’ambassadeur avoue tout confus que la soupe, à cause de la négligence de ses domestiques, a refroidi et, une fois réchauffée, a perdu ses remarquables qualités gustatives. Le tsar a pris le temps d’expliquer l’erreur en personne, et le kvas a fait pour la première fois son entrée à la table française.

Aujourd’hui, on peut l’acheter en bouteilles dans des commerces russes un peu partout. Mais pourquoi ne pas le faire soi-même, à partir de pain sec et de seigle au levain, surtout que les bienfaits de la bactérie lactique provoquent le retour à la mode des produits issus de la fermentation ? De l’eau, du sucre, et quatre jours plus tard la boisson est prête, avec un léger goût d’histoire franco-russe...